Article « Traces écrites du psychomotricien et traçabilité : une incompatibilité? »
paru dans Thérapie psychomotrice -et Recherches- N°169-2012, écrit par Odile Frand et François Lorcy-Carré
Odile Frand et Françoise Lorcy-Carré sont psychomotriciennes D.E et formatrices à S’Pass Formation. Elles animent notamment la formation Les enjeux des écrits professionnels.
Traces écrites du psychomotricien et traçabilité : Une incompatibilité ?
Odile Frand :
Dans l’actualité des pratiques de soin, se précisent une réglementation et de nouvelles contraintes liées à la demande d’une meilleure « transparence, traçabilité », de nos « interventions » : il est un devoir de laisser une trace écrite de nos rencontres avec les personnes que nous recevons pour un bilan, un suivi… pour constituer le dossier de la personne. Ce devoir d’écrire, qui n’est pas nouveau, certes, a pris une dimension toute particulière depuis la parution de la loi-cadre de mars 2002, et de tous les textes officiels qui ont suivi.
Le premier chapitre de cette loi, « Droit des malades et usagers du système de santé », inclut le droit à l’information par la consultation de son dossier. L’esprit du législateur est de :
- De rendre le patient « acteur » de sa santé par une information sur son état.
- D’assurer une qualité du soin et de la prise en charge de la personne : les traces écrites du dossier doivent faciliter la coordination des soins et du suivi, elles servent de transmission.
- En dernière intention : (mais ne serait-ce pas la plus importante ?…) le dossier doit servir de support aux évaluations interne et externe des établissements et services :
Nous avons alors envie de nous interroger sur cette notion de qualité : c’est ce qui donne de la valeur à une chose, c’est tendre vers le meilleur… Quoi de plus banal, quoi de plus normal ?… Mais, comment ?
En cherchant ce mot dans le petit ROBERT, nous trouvons de multiples définitions, attribuant la qualité à la fabrication d’un « produitfini » ; nous trouvons aussi des nuances et nous avons retenu parmi elles : « Ce qui fait qu’une chose est plus ou moins recommandable, degré plus ou moins élevé d’une échelle de valeurs pratiques » ; sous l’angle de la philosophie : « manière d’être, aspect sensible et non mesurable des choses ». Alors, nous pouvons prendre en compte deux aspects de la qualité :
1. La « référence à une échelle de valeurs pratiques »
Quelles seraient-elles pour les psychomotriciens ? Nous pouvons penser là aux référentiels métiers et compétences, à des recommandations de bonnes pratiques préétablies… Et pour les établissements ? s’agit-il de donner pleinement satisfaction aux demandes des bénéficiaires (ou usagers ? clients ?) ? De définir, appliquer et coordonner un projet personnalisé articulé au projet d’établissement ? Est-ce toujours très clair ?…
Pour l’établissement, au final, son accréditation est en jeu (donc son financement). Il risque alors faire primer les procédures de validation au détriment de la mise en oeuvre des projets pour les bénéficiaires…
Cette qualité-là concernerait le «produit fini » dit « prestation ».
2. L’aspect « sensible et non mesurable des choses, manière d’être… »
nous amène à penser que les approches de la qualité sont multiples, elles se combinent : nous serions alors sur la voie d’un processus qui pourrait s’appeler la démarche-qualité.
En plus de la référence à des échelles de valeur, on pense la mise en oeuvre et l’articulation des dispositifs permettant de répondre aux besoins des bénéficiaires. Il y a une prise en considération des interactions entre les différentes ressources humaines et matérielles dont se dote un établissement au service des personnes. Cette qualité-là est plus difficilement mesurable ou évaluable ; pourtant, elle peut être bien lisible dans les écrits et elle nous fait aussi dépasser de façon intéressante la rigidité réglementaire.
Revenons aussi à la notion de traçabilité : elle est définie comme le « fait de pouvoir suivre un produit aux différents stades de sa production, de sa transformation et de sa commercialisation ». Serait-il possible de marquer des étapes dans le processus d’évolution du sujet ? Cela nous semble bien artificiel, tant le processus est complexe.
Qualité, traçabilité du produit : nous sommes introduits dans la sémantique du monde industriel et économique ! Cela questionne lorsqu’il s’agit de matière première humaine et d’économie psychique ! Nous laisserons cela à la réflexion de chacun selon les situations d’exercice professionnel. Dans tous les cas, nous avons à questionner la fonction et la destination de l’écrit et son impact sur nos pratiques professionnelles.
Cette nouvelle loi a peut-être mis en évidence, plus qu’auparavant, le fait que de nombreux psychomotriciens – bien formés à l’art du dialogue corporel dans la thérapeutique – se sentent en difficulté dans l’art d’écrire. C’est ainsi que nous avons proposé, dans une formation, une réflexion et des pistes de travail sur l’écrit professionnel, que nous vous proposons de partager aujourd’hui.
Nous nous sommes interrogées :
tout d’abord sur la nature de la trace écrite du psychomotricien dans ce contexte du « rendre compte ».
Ensuite, sur l’espace dans lequel elle s’inscrit : nous aborderons la question de l’écrivant, de l’adresse et du lecteur.
Enfin, nous questionnerons la temporalité induite par ces traces : depuis les empreintes du vécu en situation, jusqu’à leur inscription dans l’histoire du sujet.
Qu’est-ce que la trace écrite ?
En consultant la définition du mot « trace » du dictionnaire, nous trouvons « suite d’empreintes ou de marques laissée par le passage d’un être ou d’un objet » et aussi, « ce à quoi on reconnait quelque chose ». Contrairement à l’empreinte ou à la marque qui sont fixées, la trace introduit un mouvement dans le temps et dans l’espace : la trace fait résonnance dans notre pensée et notre mémoire pour « reconnaître » quelque chose.
Considérons alors que la rencontre du psychomotricien avec le sujet a laissé chez l’un et chez l’autre une suite d’empreintes des situations, ensemble de traces qu’il s’agit d’identifier et de rassembler pour faire état de l’organisation psychomotrice du sujet. Un mouvement de pensée est alors en marche, dans le temps de la rencontre, puis dans sa reviviscence et ses résonnances : dans son élaboration vers l’écriture, le psychomotricien fait des choix dans ses observations pour les relier, les mettre en paradoxe, en mettre certaines plus en évidence, et ainsi, formuler des hypothèses de compréhension… Il construit ainsi une re-présentation de la rencontre. La représentation reflète-t-elle la réalité ou en est-elle, déjà une transformation ?
Nous voyons bien la complexité et les enjeux importants dans ce travail d’écriture, dans ce mouvement d’inscription et de transcription c’est ce que Françoise va nous présenter maintenant :
Françoise Lorcy-Carré :
Je vais en effet vous proposer une réflexion autour de plusieurs axes qui nous paraissent fondamentaux dans le travail d’écriture.
Ces questions étant :
- Qu’est-ce qu’écrire ?
- Ecrire quoi ? Pourquoi ? Pour qui ?
- A quoi renvoie le fait d’écrire, et qu’est-ce que cela met en jeu, à la fois chez le professionnel écrivant, dans l’institution où il exerce, et aussi chez les lecteurs.
J’évoquerai également le rapport à la loi, avec ses contraintes et aussi comment cette loi peut être parfois facilitante dans notre pratique professionnelle.
1. Ainsi donc :
- Qu’est-ce qu’écrire ? = qu’est-ce que cela implique, suppose, exige ?
- Et qu’est-ce qui se passe quand on écrit ?
Pour rappel étymologique, écrire vient du latin « scribere », qui signifie = composer, tracer des caractères, pour laisser une trace.
Faire inscription et conjurer la mort (1), selon M. Foucault, notre écrit pouvant nous survivre. Inscrire pour aussi conserver le souvenir… La forme écrite plutôt que parlée étant souvent considérée comme plus objective, plus universelle, l’écriture serait alors une forme légitime de validation.
Mais elle est également effet d’un désir d’écrire. Elle prend sa source au tréfonds du sujet, dans ses douleurs et dans ses joies, dans ses affects qui tentent de se penser.
L’enjeu étant d’abord la recherche d’un sens. J’aime bien cette phrase qui dit qu’ « écrire, c’est réfléchir deux fois ». De l’observation/description à la pensée/ élaboration, c’est effectivement tout le travail du passage à l’écriture que nous avons à effectuer. Car écrire est bien un travail : « toujours réécriture »…
Toujours selon M. Foucault, il s’agit d’entreprendre de « changer sa façon de penser », transformer le texte et, ce faisant se transformer, tout en modifiant l’image que nous nous faisons du sujet sur lequel nous écrivons. On croit souvent qu’on réfléchit d’abord et que l’on écrit ensuite, l’écriture étant alors ravalée à l’expression d’une pensée qui lui préexisterait. Or, comme le souligne Aragon : « On pense à partir de ce que l’on écrit, et non l’inverse (2) ».
Paulette Bensadon (3) insiste quant à elle sur le fait que l’écriture est séparation, qu’elle se doit d’être un travail de maturation, de réflexion aussi sur soi, à travers l’objet que le professionnel écrivant s’est donné. Le scripteur relit, corrige, modifie.
Il se fait lecteur/écrivant « véritable altérité qui se sépare du moi fusionnel, faisant de l’écriture un mode de réflexion qui le divise et le partage. Il produit et cherche des formes pour qu’un autre, véritablement étranger à lui-même, un lecteur, y trouve l’essentiel de sa pensée ».
Pour Kant, écrire est un engagement social et politique. La place occupée par l’écrit est d’après lui décisive et révélatrice. Elle fait le lien entre le devoir de penser par soi-même, la communication publique et le projet d’amélioration du fonctionnement social.
Nous pouvons, dès lors, rapprocher cette idée de la question de l’écrit professionnel : ce document en effet « ne se fait pas pour soi, il se fait pour quelqu’un d’autre. Il a un projet d’ouverture sur le monde » (4).
Partant de la, l’écrit professionnel peut-il devenir une oeuvre fondatrice et féconde, ou doit-il s’en tenir à l’exécution d’une commande institutionnelle ?
S’agit-il en effet :
- De transmettre des faits et rien d’autre ?
- Ou alors d’apporter ce qui nous semble être une réponse ?
- Ou bien encore d’ouvrir une réflexion, suscitant de ce fait une énigme à résoudre ?
Quelle forme donner à l’écriture professionnelle pour qu’elle vienne enrichir un questionnement, plutôt que d’assener des vérités factuelles ?
Selon Alain André (5), quelque soit le cadre dans lequel se déploie l’activité d’écriture et la finalité de ce que l’on cherche à écrire, « Ecrire, c’est aussi interroger sa relation aux autres, au monde, au langage et à soi-même ».
Dans le contexte du soin psychique qui est le nôtre, écrire sur l’autre – le patient -, c’est de fait écrire l’autre, interroger et mettre en ordre les images que nous nous faisons de lui, transformer notre relation à lui et, en définitive, contribuer à sa transformation.
Dès lors, les fonctions de cet écrit sont facilement repérables :
- tout d’abord, de par notre regard et notre langage spécifiques de psychomotriciens, cet écrit fonde en lui-même la spécificité de notre approche de l’autre en souffrance…
- l’écrit professionnel a aussi cette mission d’être une trace, une mémoire de notre rencontre avec le sujet et du travail qui a pu être fait, à 1 moment de son histoire,
- autre fonction : celle de distanciation, dans le sens où écrire nous permet de prendre du recul pour engager ce processus d’objectivation de ce qui ne peut être à l’origine que subjectif,
- 1 autre mission, fondamentale, est celle de « visibilité », dans le sens où nos écrits nous présentent et nous représentent, en tant que psychomotriciens, face aux autres professionnels. Au travers de notre langage et notre regard, ils disent et présentent notre profession, un peu comme des ambassadeurs…
- et enfin, une dernière fonction, peut-être + méconnue, est celle de renforcement dans sa pratique quotidienne : pour plonger aux fondements de ce qui fait notre spécificité, notre originalité, et, comme nous l’avons souvent entendu de la part des stagiaires, qui peut ainsi nous aider à « reprendre possession de notre vie professionnelle »… (6)
2. Alors, qu’est-ce qui fait que ce soit parfois si difficile d’écrire ?
Jusqu’à présent, j’ai évoqué la complexité de l’acte d’écrire, avec tout ce que cela engage du point de vue du professionnel écrivant. Nous allons maintenant voir ce qu’il en est du point de vue personnel.
Toute professionnelle qu’elle soit, l’écriture engage en effet personnellement celui qui en est l’auteur, dans le sens où elle confronte nécessairement à des questions qui touchent à l’identité :
- Qui suis-je en effet pour écrire cela ?
- Qu’est-ce qui me légitime dans ce faire et dans ce dire ?
- Qu’adviendra-t-il aussi, de cet écrit, dont je ne pourrais jamais totalement contrôler l’usage ?
- Que puis-je écrire si mon lecteur est difficilement identifiable ?
On connait à ce propos les réserves émises face à l’écrit, tant celui-ci exerce une autorité qui peut vite devenir hégémonique au risque, parfois, de desservir les intérêts des scripteurs et de ceux dont parlent ces rapports.
Qu’est-ce qui peut rendre ces écrits professionnels si compliqués à rédiger ?
Quelle peut être la nature de ces résistances et de ces empêchements à écrire ?
S’agit-il de difficultés propres à chacun d’entre nous face à l’écriture, ou bien y-a-t-il autre chose ?
Cet empêchement peut-être ainsi lié à une difficulté de conceptualisation, inhérente à l’activité du soin psychique, que Freud qualifiait d’incertaine sinon d’impossible.
Mais Il est aussi pertinent d’interroger ce qui peut être une stratégie défensive de l’écrivant à ne pas écrire : « qu’est-ce que je peux en effet risquer de perdre en écrivant ? ». Comme si le plus difficile n’était peut-être pas d’écrire, mais plutôt de se donner à lire : « et si l’autre, en me lisant, me découvrait ? »
Dans cette aventure vers des espaces où les mots ne se forment qu’au prix d’une élaboration ardue et risquée, le praticien peut être tenté de se protéger, en canalisant la parole vers des modes convenus de description.
Il faut rappeler de plus que si cet écrit existe, c’est qu’il permet de transmettre des faits, des actes, mais n’est-il pas aussi porteur d’autre chose et, en premier lieu, d’une impossible transmission ?
Car « Chercher à dire la réalité de son travail, c’est buter immanquablement sur de l’impossible à dire, sur de l’irreprésentable » comme nous le rappellent Mrs Seguin et Floch dans « Les écrits infirmiers » (7).
Il peut s’agir aussi de difficultés inhérentes à la position paradoxale dans laquelle se trouve le clinicien, sollicité et pressé par des exigences institutionnelles, faisant fi du temps nécessaire pour penser. Or, le travail d’écriture requiert et absorbe du temps. Il suppose un ralentissement, quasi un arrêt de l’action. En faire l’économie, c’est vider le texte d’une substance incomparable et paralyser l’écrivant.
L’écrit professionnel ne peut advenir que s’il a parcouru un certain chemin : Il entretient de fait une relation étroite à une temporalité où la durée et l’historicité font sens. Un sens parfois figé, mais qui peut être ranimé à l’occasion d’évènements amenant les lecteurs potentiels, à reformuler les significations inscrites, y déchiffrant alors des regards, des gestes, des intentions qui ne s’y trouvaient peut-être pas à l’origine.
A la notion du temps, s’ajoute aussi celle des liens à établir pour que la pensée se constitue et s’élabore. L’un ne peut aller sans l’autre.
Car il est bien évidemment nécessaire de commencer à comprendre ce qui s’est passé pour la famille ou pour le patient, et ce qui se joue dans notre prise en charge, avant de commencer à écrire : peut-être en effet a-t-on du mal à écrire et à transmettre ce que l’on ne pense pas encore vraiment. ?
J’aimerais également partager avec vous la réflexion de P. Bensadon quand elle aborde la question du refoulement face à l’acte d’écriture :
Elle explique en effet que tout écrivant, au moment d’écrire, est livré à cette remontée du refoulement : cette émergence viendrait à la surface de la conscience pour se traduire et se transformer en mots. Le refoulement va alors autoriser ou non l’écriture. Il est cette force majeure, qui, parce qu’elle se fissure, propulse la main dans l’écriture. Ce n’est pas une instance maîtrisable mais elle peut être levée, tout comme le rideau au théâtre, pour que se joue, sur la scène, le jeu des mots.
La propension à écrire serait ainsi directement liée à cette levée du rideau. Le refoulement, s’il est trop puissant, peut selon elle, empêcher tout acte d’écriture.
Ecrire, ça ne s’explique pas, ça se passe ou ça ne se passe pas. Et le refoulement tiendrait lieu d’empêchement, d’interdiction.
Ceci étant dit, peut-on écrire en toutes circonstances, comme l’exigerait l’écriture professionnelle ?
L’écoulement peut se tarir tout comme l’inspiration. Car nous n’avons point de maîtrise sur le refoulement. Pour être en capacité d’écrire, il faut, d’une certaine manière pouvoir nommer l’innommable, afin que la pensée jaillisse, s’élabore et se construise. Comment en effet imaginer une écriture professionnelle qui ferait abstraction de l’élaboration et de la pensée ?
Comme l’évoque P. Bensadon : « écrire, c’est prendre une position qui nous fait passer du rang d’acteur à celui d’auteur ».
Etre l’auteur de soi et de son écriture, c’est pouvoir agir en son nom propre. On peut alors dire que la production d’écrit est ce moment où le professionnel assume un discours, risque et accepte de risquer sa parole, qui pour lui, vaut la peine d’être dite. Et il va engager son dire face aux autres membres de l’équipe, autant que face à la hiérarchie.
3. Qu’en est-il aussi du point de vue du lecteur/destinataire ?
Il est de fait souvent question de la place, du statut et de la fonction du destinataire de l’écrit. Car chaque écrit est forcément produit en fonction de son lecteur et de son destinataire.
Si nous repartons en effet de la question « pourquoi et pour qui écrit-on ? », nous pouvons affirmer que quelle que soit l’adresse effective, c’est en définitive pour le sujet que l’on écrit. S’il est donc le véritable destinataire de tout écrit – dans le sens où il est constamment dans notre tête quand nous écrivons à son sujet – cet écrit est produit en définitive « pour lui » et c’est à lui qu’est fait ce que l’on peut considérer comme un « don d’écriture ».
J. Riffault (8) évoque à ce propos le principe de la double adresse, dans le sens où selon lui pour les écrits professionnels concernant les personnes, il y a toujours au moins deux destinataires :
– l’acteur partenaire à qui est adressé le document, qu’il appelle « destinataire fonctionnel »
– et la personne sur laquelle portent les informations, qu’il nomme « destinataire éthique » : celui « pour qui » ces écrits sont produits et à qui la loi ouvre désormais un droit d’accès.
Le scripteur va alors jouer de sa propre altérité dans un acte d’écriture, où il se lie déjà à ses destinataires concrets ou imaginaires, pressentis comme limite à son égocentrisme. D’une certaine façon, nous nous devons d’écrire en nous « mettant aussi à la place de l’autre» pour vouloir être compris », comme le souligne J. Riffault.
« Se placer de ce point de vue, loin d’être un frein à l’activité d’écriture et un facteur d’inhibition, invitera à la clarté et à la précision. Loin de s’opposer à la fonctionnalité de la communication, ce travail sur le sens des mots la favorisera au contraire. Ce qui importe de fait pour un Ecrit Professionnel qui sera archivé, c’est qu’il puisse servir un jour à l’intéressé qui viendra peutêtre chercher réponse à ses questions ».
4. Et la loi dans tout cela…
Les formes contraintes des comptes-rendus sont souvent critiquées par les professionnels. Certains pensaient au départ que ces formes pouvaient aider à l’écriture et à la lecture, en apportant méthode et organisation dans la constitution des textes, rendus ainsi plus aisés à rédiger et à lire, plus concis, plus fonctionnels, et normés institutionnellement….
Or, bien souvent, de telles formes imposées coupent au contraire le scripteur des sources de son écriture. Quels que soient en effet l’intelligence et le raffinement de ces trames toutes faites, elles obligent à entrer dans un cadre d’expression qui n’est pas forcement celui dans lequel le professionnel pense, et dans lequel bien souvent, il risque de ne pas se reconnaître ou de ne pas retrouver la richesse de son travail.
De tels cadres, trop normés, risquent fort d’empêcher un investissement positif de l’activité, toujours singulière d’écriture, dans laquelle il s’agit de donner forme à une pensée et non de faire entrer une pensée préexistante dans un cadre. Les formes imposées finissent de fait bien souvent par produire une stéréotypie des écrits qui contribuent à disqualifier les scripteurs autant que les lecteurs.
Comme nous l’avons évoqué tout à l’heure, l’écrit professionnel participe au travail de symbolisation, en venant mettre des mots sur des actes posés ou des sentiments éprouvés. Il vient traduire en langage, une personne, dans tous les aspects complexes de son être. Et venir mettre des mots sur des actes, afin d’en décoder la teneur, pour laisser apparaître quelqu’un d’autre, est bien une des missions de l’écrit professionnel.
C’est ainsi que le cadre de la loi, dans sa fonction séparatrice, va délier un sujet professionnel d’un autre sujet, pour que les émois éprouvés par le clinicien ne s’abreuvent que d’un seul projet : vouer le patient au monde.
Se séparer des êtres dont nous avons la charge, assigne la fonction première de l’écrit professionnel. Dans ces termes, l’écriture est bien une rupture, une cassure, faisant naître un sujet nouveau, des questions fondatrices, bien plus que des affirmations. L’essentiel étant que le texte et son auteur engendrent un au delà du texte et que son destinataire puisse s’en emparer.
Comme nous l’avons vu, chaque acte d’écriture professionnelle est une remise en scène de tout un processus, en profondeur et en perpétuelle évolution.
Mais l’écriture est également l’acquisition d’un savoir-faire, par la mise à l’épreuve de l’expérience et de la répétition de l’exercice. Elle est une pratique qui se déploie et se développe dans un travail sans cesse démultiplié. En la pratiquant plus et autrement, l’écriture devient alors acte de création :
Ecrire à la manière de façonner un objet, une forme, au tour du potier…
Et enfin, je terminerai mon propos par cette idée, un peu provocatrice, je vous l’accorde. Comme J. Riffault, je pense que si problème d’écriture il y a bel et bien dans les situations professionnelles que nous connaissons, celui-ci ne peut être réductible à des difficultés, toujours présentes, personnelles ou de mise en texte : Ce problème touche aussi à l’ensemble du champ professionnel.
Et s’emparer de la question de l’écriture permet de contribuer aux « refondations » des bases d’une professionnalité qui, parfois, nous avons pu l’observer lors des stages, sont bien chahutées du fait des évolutions du contexte sociétal, institutionnel et des courants théorico-cliniques.
Ceci dit, je me dois de nuancer en précisant que les psychomotriciens que nous avons rencontrés dans cette formation, nous sont apparus à la fois de plus en plus désireux de s’atteler à ce travail d’écriture et donc de plus en plus acteurs/écrivants.
De surcroit, tout le travail fait autour du référentiel métier de psychomotricien va, à son niveau, contribuer à asseoir, réajuster, et actualiser les fondements de ce qui fait notre métier.
Odile Frand :
Ecrit professionnel et processus thérapeutique
L’écriture professionnelle est complexe et elle produit des effets à la fois chez l’écrivant et chez le lecteur. Qu’en est-il alors de la relation thérapeutique, quelles influences particulières amène la production d’un compte-rendu ? Notre réflexion se répartit en 3 axes :
L’intention éthique
Le psychomotricien est confronté à la question de l’utilisation de son écrit par ses destinataires « fonctionnels », aux interprétations possibles pouvant travestir sa pensée et donc nuire au sujet, le destinataire « éthique ». Que peut-on entendre par éthique ?
Nous vous proposons de la considérer comme un ensemble de valeurs garantissant le respect de l’autre, la reconnaissance de cet alter ego (du latin : « autre moi »), aussi digne et inaliénable que soi-même. L’éthique étant une intention qui précède les règles, – qui, elles, sont définies par la déontologie et la loi -, nous en avons retenu quelques angles d’appréciation pour notre propos :
1. L’autre, le Sujet : si les comptes-rendus font appel à notre technicité professionnelle pour restituer les observations des compétences psychomotrices du sujet, n’est-ce pas au risque de le présenter comme un OBJET d’investigation ou comme instrument de nos interprétations ? Le maintien de la personne dans son statut de SUJET tout au long de l’écriture est une attention constante, tout comme dans la relation thérapeutique.
2. Le secret : il est le fondement d’une relation de confiance : le sujet s’autorise à déposer chez le psychomotricien des paroles, des expressions du corps, etc. que celui-ci taira malgré le « secret partagé » pour protéger l’espace intime du sujet des jugements de valeur inappropriés ou des décisions nuisibles. (La loi, art. 226-13 du code pénal, nous indique clairement ce qu’est le secret : il s’agit non seulement du « secret expressément confié, mais de tout ce que le professionnel a vu, entendu, surpris, compris ou deviné »).
A. Le processus thérapeutique
La rencontre thérapeute-sujet permet d’inaugurer un cadre et d’instaurer une relation thérapeutique dès ses premiers instants. Ce vécu partagé trouvera une inscription particulière dans le compte-rendu ; elle donne une dimension d’extériorité à ce premier cadre. Cette « sortie du cadre » par la transmission écrite est-elle possible sans entraver la relation et le processus thérapeutique ?
Cette question nous amène à quelques réflexions :
1. Les cadres :
La production d’écrits professionnels, comme nous l’avons rappelé, est référée au cadre sociétal de la loi et à celui du fonctionnement institutionnel.
Le psychomotricien, lui, se réfère à son cadre thérapeutique : un espace « potentiel », contenu d’où pourra émerger le sujet dans son expressivité, sa créativité corporelle personnelle et son devenir. Le sujet y sera protégé des images d’imperfection ou de dysfonctionnement que lui renvoie le social. C’est une bulle thérapeutique : sa perméabilité régulée par le psychomotricien amène progressivement le sujet à situer le dedans et le dehors. Inscrite dans le dossier, cette bulle marque sa place particulière dans les multiples espacestemps sociaux de la vie du sujet.
Ce retour vers le social peut faire effraction et fragiliser le processus thérapeutique. Dans son écriture, le psychomotricien est acteur de la protection de son cadre, il en régule la perméabilité et, par là, il respecte le sujet.
2. Le travail de transformation :
L’écrit re-présente la rencontre dans un scénario et un langage propres au psychomotricien par l’effet d’un travail de transformation à partir des traces. Dans un langage référé à son « corps de métier », il symbolise ces traces et les met en lien comme je le disais en introduction, pour faire sens. Si ce mouvement de transformation reflète l’originalité des observations et de l’élaboration du psychomotricien, il doit pouvoir préserver l’altérité dans le choix des mots, la construction et la clarté du texte, de manière à ne pas introduire chez le lecteur-sujet un sentiment d’étrangeté qui nuirait à la relation de confiance instaurée dans le processus thérapeutique ; de manière aussi à protéger le sujet de lectures tierces trop interprétantes ou péremptoires.
Ces points que nous venons de développer contribuent à inscrire la dimension sociale de la prise en charge d’un sujet et la perspective sociale de son être et de son devenir. Le psychomotricien porte cette dimension dans ses interventions, tant que le sujet reste en souffrance dans son implication personnelle et sociale. Ce portage respecte l’espace potentiel créé par le cadre thérapeutique et dont le sujet a besoin pour évoluer. Nous ferons là une analogie avec la pensée de WINNICOTT sur la permissivité de la mère qui laisse à son enfant faire autant d’allers-retours nécessaires avec ou sans son objet transitionnel avant de pouvoir « affronter » le monde par lui-même. L’écrit nous parait être une modalité de ce portage, en cela, il peut être un outil facilitateur du processus thérapeutique.
B. Temporalité, Mémoire, Continuité
La composition et la lecture de l’écrit sont un travail de mémoire et d’inscription du thérapeute et du sujet dans leur temporalité psychique. L’écrit opère un arrêt du temps, il met en pensée un passage entre le présent, le passé et le futur. Mais aussi, il s’invite dans les alternances, les ruptures et la rythmicité du travail thérapeutique, il ouvre un nouvel « entre-deux » (9), de l’éprouvé au tracé. Nous pouvons dégager au moins quatre temps successifs :
Premier temps : dans l’instantané d’une démarche d’observation ou d’une séance, le psychomotricien suit un fil directeur : il a tracé et proposé au sujet un axe de travail qui reste présent dans sa pensée et ses interventions. Il assure ainsi la continuité du sujet.
Le deuxième temps, presque simultané de celui de la rencontre, est celui de la prise de notes brèves, au cours d’un bilan (quel psychomotricien n’a pas entendu un enfant lui dire « qu’est-ce que t’as écrit ? »), ou juste après la fin de la rencontre… Ces notes dites « personnelles », vite gribouillées, ne sont pas lisibles ni compréhensibles par un autre (d’ailleurs la loi prévoit bien qu’elles ne font pas partie du dossier). Ces notes semblent parfois dérisoires ou n’être qu’une répétition factuelle de la séance… pourtant, elles gravent souvent ce qui est encore impensé. Malgré leur caractère instantané, elles assurent la continuité du travail d’élaboration.
En troisième temps, vient la composition de l’écrit : temps d’arrêt sur ce qui s’est passé, temps de l’absence qui fait place à la représentation, temps aussi d’envisager un futur…. comme nous l’a décrit Françoise. Dans sa composition écrite, le psychomotricien va relier ses observations partielles, continuer de suivre le fil conducteur qui a prévalu dans les rencontres : il va le dérouler, le tisser et le lier pour soutenir la continuité du sujet.
Un quatrième temps est celui de la lecture, de la transmission. La lecture permet d’affiner le travail d’élaboration et de pensée déjà introduit à l’oral (entretien, réunion de synthèse…) avec le sujet, ses parents, les autres professionnels ; cette lecture est aussi une rencontre entre le sujet et le thérapeute dans une élaboration conjointe du travail.
La transmission de l’écrit dans le dossier inscrit le travail du psychomotricien dans l’ensemble des interventions, elle inscrit aussi le sujet dans une prise en charge rassemblée et coordonnée avec d’autres, c’est peut-être l’idée d’un synchronisme qui permettra au sujet de s’unifier.
Envisagé ainsi, l’écrit serait une marque de la continuité du devenir d’un sujet. Cependant, le dossier qui rassemble les écrits est-il intemporel ? (Je me réfère au fameux dicton : « les paroles s’envolent, les écrits restent ») ? Cela nous renvoie à la question de : comment le dossier est mis en place et comment il est utilisé. Est-il un outil de travail pour l’équipe au service du sujet ? Est-il un recueil de « données » destiné aux décideurs d’orientation future du sujet ? Reste-t-il plus ou moins lettre morte, bien rangé ? Est-il un objet que l’on soigne en vue des prochaines évaluations d’accréditation ? Le suivi de l’écrit dans sa durée me paraît aussi important et il rejoint la question éthique que j’évoquais tout à l’heure.
Dans l’ensemble de ses dimensions que je viens d’évoquer – l’éthique, le respect du cadre, la qualité du travail de transformation et la temporalité -, l’écrit professionnel s’introduit dans le processus thérapeutique : sa mise au travail est un des médiateurs de la relation.
CONCLUSION à 2 voix
Pour conclure, nous pourrions reprendre l’image qui m’est venue en écrivant ce texte : écrire à la manière de façonner un objet, une forme, au tour du potier…
Le travail d’écriture du psychomotricien serait alors à considérer comme un acte créateur, tout comme l’acte du soin.
Bien que fixé noir sur blanc, l’écrit est en effet mouvements tant pour l’écrivant que pour le lecteur :
interne de la pensée de l’écrivant, en transformant notamment ses représentations du patient,
mais aussi mouvement dynamique qui fait aller vers les autres, accompagnant le sujet vers son devenir.
Et aussi mouvement entre les lignes…
Ce façonnage, donc, rencontre des facilités, des embûches et des résistances comme nous l’avons développé : elles peuvent être liées au professionnel lui même ou au contexte institutionnel et sociétal qui définit et impose une « traçabilité » du suivi d’un sujet.
La traçabilité étant la « possibilité d’identifier l’origine et le parcours … », y a-t-il incompatibilité entre laisser trace et permettre au sujet d’advenir ? La demande de traçabilité paraît légitime, elle n’est pas nécessairement « transparence » (« tout » n’est pas divulgué), là intervient notre souci éthique et la profondeur de notre travail d’élaboration.
Dans l’écriture professionnelle, la direction à considérer serait alors celle du sens donné et trouvé par les lecteurs pour envisager le devenir personnel du sujet. De son travail d’écriture à la lecture par le patient, le psychomotricien aura préparé la poursuite d’une rencontre, il aura assuré une continuité du sujet par l’élaboration produite pour lui-même et pour celui-ci. En cela l’écrit est aussi un outil de la thérapeutique. De l’écrit à la transmission, le psychomotricien trace aussi une lisibilité de ses compétences et de son identité professionnelles au regard de tous.
Considérée ainsi, la transmission écrite n’est plus tout à fait impensable !
(1) Michel Foucault, Qu’est-ce qu’un auteur ?, Bulletin de la société française de philosophie, juillet-septembre 1969.
(2) Louis Aragon, Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipits, Paris, Flammarion, 1981.
(3) Paulette Bensadon, De l’écriture aux écrits professionnels. Contrainte, plaisir ou trahison ? L’Harmattan, 2005.
(4) Paulette Bensadon, Ibid, p
(5) Alain André, « Faut-il écrire pour penser », Cahiers pédagogiques, 1983.
(6) Penser l’écrit professionnel en travail social, Editions Dunod, 2000.
(7) Soins, n° 162, avril 1994, pp. 38-43.
(8) Penser l’écrit professionnel en travail social, Editions Dunod, 2000.
(9) FRAND. O La séance de psychomotricité : un moment d’entre deux (N° 125 – 2001).
Bibliographie
BALCOU-DEBRUSCHE, Ecriture et formation professionnelle, PUF, 2004.
BENSADON (P.), De l’écriture aux écrits professionnels, Contrainte, plaisir ou trahison ? L’Harmattan, 2005.
CARON-LEFÈVRE (M.), COSSERON (F.), GOLSE (B.), Le PMSI en psychiatrie infanto-juvénile – Ed° PUF 2005.
CARRIC (J.-C.), Lexique du psychomotricien.
CICCONE (A.), L’observation clinique, Dunod, 1998.
CIFALI (M.) & ANDRE (A.), Ecrire l’expérience, PUF, 2007.
DELAMOTTE (R.), GIPPET (F.), JORRO (A.), PENLOUP (M.-C.), Passages à l’écriture, un défi pour les apprenants et les formateurs, PUF, 2000.
DURAS (M.), Ecrire, Folio, 1993.
HIGOUNET (C.), L’écriture, PUF, Que sais-je ?, 1955.
JACOBI (B.), Cent mots pour l’entretien clinique, Ed° Erès, 1995.
ORSENNA (E.), La grammaire est une chanson douce, Ed° Stock, 2001.
RIFFAULT (J.), Penser les écrits professionnels en travail social – Ed° Dunod, 2000.
ROUDINESCO (E.), Le patient, le thérapeute et l’état, Ed° Fayard, 2004.
Sous la direction de POTEL (C.), Psychomotricité, entre théorie et pratique, Ed° In Press 2008.
Revue Thérapie psychomotrice – et Recherches :
• n° 107 : Lecture psycho dynamique des troubles psychomoteurs, 1996
• n° 112 : Soins et médiations… Rien n’est possible dans l’immédiat, 1997
-> Voir article de C. Poisson : « Le risque de l’écriture »
• n° 128 : Psychosomatique et troubles psychomoteurs, 2001
-> Voir article de M. Rodriguez et O. Moyano : « Apport de la psychosomatique en psychomotricité : perspectives théoriques et incidences cliniques »
ARTICLES Autre Revues :
• Journal des psychologues : Dossier « Droit des malades. Les enjeux d’une réforme pour les patients et les praticiens », n° 205, mars 2003.
• Au sujet du secret professionnel : Dossier RAJS – JDJ n°227 – septembre 2003
LACOSTE (M.), Le travail de coordination (Revue Sciences Humaines n° 36 – 2002 « qu’est-ce que transmettre ? »)
OLSON (D.-R.), L’oralité au pays des livres (Revue Sciences Humaines N°159 – 2005 « pourquoi parle-t-on ? »