Par Jérôme BOUTINAUD
Psychomotricien, psychologue clinicien, maître de conférences à Paris Descartes, membre de la S.F.P.E.A.D.A., Formateur à S’Pass Formation.

Issue d’une longue tradition de réflexion et de recherche ancrée dans le champ de la psychanalyse, régulièrement convoquée par les cliniciens sensibles aux enjeux corporels impliqués dans leurs pratiques, la notion d’image du corps a pu connaître un intérêt certain et relativement continu, de façon marquée dans le champ de la psychomotricité mais pas uniquement.

Si les avancées des neurosciences et de certaines branches de la psychologie paraissent progressivement amener à lui substituer d’autres concepts voire à l’abandonner, son influence se fait encore ressentir dans bon nombre de publications et de recherches actuelles, même si elle n’est pas toujours évoquée (si ce n’est assumée) en tant que telle.

Image de soi, estime de soi, sentiment de satisfaction corporelle…Tout autant de notions qui en constituent des dérivés et des déclinaisons, soulignant l’intérêt sans cesse renouvelé et porté aux vécus et ressentis corporels des populations concernées, dans des situations oscillant entre normal et pathologique.

Lorsque l’on s’intéresse aux recherches plus ou moins récentes menées en la matière, il est frappant de voir qu’à l’évocation des découvertes toujours plus approfondies des neurosciences semble toujours répondre (si ce n’est s’opposer) cette convocation répétée faisant référence à ces éprouvés subjectifs issus des expériences du corps. Les limites rencontrées autour de l’exploration des zones cérébrales anatomiquement impliquées dans ces phénomènes d’une grande complexité amènent de fait à utiliser des outils conceptuels issus du champ de la psychologie pour réduire l’écart produit par la dimension opaque et mystérieuse de l’exploration de ce domaine, l’écart entre ce qui est observé cliniquement et les causalités que cela impliquerait. Derrière cette réflexion se dessine aussi bien entendu la question de savoir si tout processus de pensée de l’être humain trouve un enracinement biologique systématiquement localisable de façon fiable : vaste débat !…

Au-delà de cet éternel questionnement, on peut noter qu’il existe en tout cas un paradoxe entre l’intérêt toujours actif porté à la sphère corporelle et son investissement par tout sujet humain et le refus parfois lapidaire de faire appel à l’évocation de l’image du corps : derrière cette contradiction, c’est encore une fois la psychanalyse qui se fait ici de nouveau « épingler », au risque de la mise au rebus d’une longue lignée d’écrits et de réflexions sur ce sujet d’envergure.

Quel que soit ce que nous apprendrons des avancées des neurosciences dans l’avenir, il sera non seulement important de continuer à nous intéresser aux enjeux éminemment psychologiques impliqués dans ces manifestations mais aussi de rendre justice et de faire fructifier les apports issus de la psychanalyse sur ce sujet : parmi plusieurs propositions théoriques, les hypothèses d’un auteur comme Christophe Dejours, évoquant le lien existant entre un corps biologique et un corps dit érotique, dont le passage de l’un à l’autre peut s’effectuer par un processus de subversion où les phénomènes psychiques s’appuie sur des enracinements corporels concrets pour ensuite s’en dégager en grande partie et suivre sa propre trajectoire, constitue une idée d’envergure qui donne la mesure des pistes à suivre.

Resituer un peu plus en profondeur la trajectoire des premières explorations dans ce domaine clinique nous ramène cependant au champ de la neurologie et à la fameuse notion de schéma corporel, par le biais notamment des travaux de Head et Bonnet autour des effets produits par certains lésions cérébrales sur les représentations corporelles des patients qui en souffraient.

Mais c’est dès les années 30 que les psychanalystes porteront attention à ces phénomènes qu’ils tenteront d’éclairer grâce à la singularité de leur propre appareil théorique.

Des tout débuts de cette trajectoire et à partir des travaux de Schilder jusqu’aux études les plus récentes (Boutinaud, Pireyre) en passant bien entendu par l’incontournable référence à Dolto dans les années 80, la diagonale ici certes bien rapidement esquissée rend compte d’une forme de continuité autour du maniement de la notion d’image du corps, non dans une sorte de transmission à l’identique mais subissant bien au fil du temps des modifications et des aménagements, à partir des propositions de tous ces différents auteurs.

Sans tenter ici de peaufiner une définition idéale, quelques éléments centraux se détachent cependant :

  • L’idée tout d’abord que la notion regroupe ce qu’il conviendrait d’appeler les représentations psychiques du corps, représentations affectées, personnelles et donc toujours en lien avec l’histoire du sujet, confronté dès sa naissance à devoir habiter son corps, installer sa psyché dans son soma comme le proposait Winnicott ;
  • L’idée aussi que le développement progressif de cet investissement du corps est un processus certes éminemment convoqué au début de la vie mais toujours actif tout au long de l’existence ;
  • L’idée que les soins précoces organisés par l’environnement jouent un rôle étayant fondamental à ce niveau ;
  • L’idée ensuite que ce même processus revêt des aspects conscients et inconscients, qui peuvent donc tout à fait échapper au sujet et même revêtir pour lui un caractère potentiellement énigmatique.

Notons ici que les perspectives des différents auteurs convoqués plus haut, bien que portant l’accent sur les dimensions psychiques de ces phénomènes, n’évacuent absolument pas la prise en compte indispensable des enjeux biologiques, cognitifs et instrumentaux liés à l’étude de ces représentations corporelles : dans une logique de pensée proche de celle de Ajuriaguerra, le corps peut donc ici faire l’objet d’une analyse faisant le pari de la complexité et restant ouverte au dialogue et à la mise en tension de différents courants de pensée…

Dans cette optique, la notion d’image du corps n’est pas envisagée comme expliquant à elle seule de façon magique et toute puissante tout ce qui touche aux représentations corporelles : elle en constitue plutôt une porte d’entrée, dans un domaine qui appelle plus à notre sens les croisements conceptuels que sa seule évocation isolée. Il est par exemple assez courant qu’elle vienne régulièrement rencontrer, dans le champ des recherches en psychomotricité, le terme déjà évoqué plus haut de schéma corporel…

Mais elle bénéficie aussi des apports observés dans les aléas et avatars du développement, notamment ceux issus de l’étude de certaines figures psychopathologiques. Les mentions faites aux autismes, aux psychoses de l’enfant et de l’adulte (entités à bien des égards non assimilables les unes aux autres) ont amené historiquement à se pencher sur ce qu’il conviendrait de nommer les troubles de l’image du corps : ces derniers ne constituent pas un repérage nosographique en tant que tels mais pointent plutôt les statuts singuliers de certains ressentis et de certaines représentations corporelles, massifs, envahissants et problématiques, impliqués au cœur de ces différentes pathologies. On peut alors y déceler les échecs et les difficultés rencontrés par les patients à habiter et à s’approprier leur corps, comme si les enjeux liés aux premières étapes du développement psychique se trouvaient de fait insuffisamment dépassées mais sans que cela signifie pour autant de façon simpliste la seule présence d’une fixation/régression à un stade précoce.

Angoisse de morcellement, de liquéfaction, dépersonnalisation, incapacité à se reconnaître dans le miroir, sentiment subjectif de chuter sans fin et sans repères, éprouvé hallucinatoire que le corps se transforme, change d’apparence : tout autant de signes désormais bien connus, associés à des troubles souvent graves et où la délicate émergence de l’image de corps se trouve mise à mal…

Mais il s’agit désormais à notre sens de sortir de ce périmètre relativement bien délimité pour s’intéresser à d’autres figures de ces formes de souffrance, en utilisant cette notion pour porter un autre regards sur des problématiques contemporaines qui bénéficieraient de ce changement d’angle d’approche : que pourrait-il ainsi en être des caractéristiques de l’image du corps dans l’anorexie mentale, les pathologies limites ou l’obésité morbide par exemple ? Quelles incidences peuvent avoir sur cette sphère la survenue de traumatismes divers (psychiques, physiques, provoqués par des atteintes somatiques qui viennent impacter directement le corps) ? Et, sans rester dans le champ de la pathologie, que peuvent nous apprendre certaines situations singulières à propos des ressentis corporels qu’elles mobilisent (pratique d’un sport de haut niveau, vécu de la grossesse…)?

Les déclinaisons, comme on peut s’en apercevoir, sont multiples et concerne un champ d’analyse considérable. Au-delà des portes que ce dernier nous ouvre, les implications qu’il engendre sont loin de rester uniquement conceptuelles : car si certaines problématiques liées à ce domaine provoquent une forme de souffrance subjective, et ce quelle que soit son degré de gravité et son origine, ce sont bien des enjeux thérapeutiques qui doivent de fait être pris en compte et pensés afin de prendre en charge ces mêmes souffrances.

C’est ici tout l’espace des psychothérapies à médiation corporelle qui vient alors à se déplier, comme pouvant aborder ces troubles de l’image du corps et organiser les soins à partir de leur repérage et leur prise en compte.

La pluralité des supports existants et proposés en la matière s’avère à notre époque parfois vertigineuse si ce n’est confusionnante.

Utiliser le corps dans une technique à médiation à visée thérapeutique n’est pas, et l’on en conviendra facilement, d’une originalité folle. Ces pratiques existent bien entendu depuis longtemps, y compris dans le domaine clinique et dans le champ de la santé mentale, où les impasses dans lesquelles menaient le désir de raisonner les patients par la parole ainsi que l’émergence d’angoisses massives et envahissantes que présentaient ces derniers autour de leur corps ont rapidement invité (contraint ?) les praticiens à penser des approches médiatisées pour faire face à l’ensemble de ces difficultés.

Toutefois, impliquer le corps dans un dispositif thérapeutique oblige à penser les processus psychiques que cela engage et à se soutenir d’un effort conceptuel pour comprendre ce à quoi on va toucher, avec toute la dimension certes prometteuse mais aussi explosive que cela comporte. Mobiliser une médiation corporelle, quel que soit son aspect séduisant de prime abord, demeure en effet un exercice difficile et délicat.

Si toutes les pratiques s’en réclamant ne prennent pas toujours forcément soin de comprendre ce qu’elles vont faire surgir et mettre au travail, nous pensons que l’étayage fourni par la notion d’image du corps peut toutefois constituer une précieuse boussole afin d’éviter errances ou voire même dommages préjudiciables.

Pour poursuivre l’exploration de ce domaine, la recherche clinique demeure plus que nécessaire et appelle à suivre plusieurs pistes. Étude approfondie de ces enjeux autour du développement normal, poursuite de l’exploration de ces derniers dans des contextes plus pathologiques, élaboration d’outils d’évaluation et de repérage, compréhension des processus impliqués à ce niveau dans le champ psychothérapique : les étendues sont vastes…

Que deviendra la notion d’image du corps au gré de son utilisation dans ces domaines ? Nul ne le sait encore : trouvera-t-elle encore sa légitimité ? Se transformera-t-elle en un autre concept ?

Quoiqu’il en soit, il demeurera certainement indispensable que, dans le champ de la pratique clinique, patients et thérapeutes restent ensembles sensibles et disponibles aux enjeux de ces vécus subtils et complexes qui concernent le corps et la façon dont il est perçu et habité…