Extraits de l’article de Marc Rodriguez, dans l’ouvrage « Être psychomotricien, un métier du présent, un métier d’avenir »
publié chez Erès, sous la direction de Catherine Potel, 2010.

Marc RODRIGUEZ est Psychomotricien, Psychologue clinicien, Docteur en psychologie clinique et psychopathologie Paris V, Psychanalyste. Il exerce au C.M.P.P. de Dax (64), est membre du Conseil Scientifique de S’ Pass Formation et anime aussi 3 formations au sein de S’Pass Formation :

Notion de trouble psychomoteur

Plus d’un demi-siècle après son introduction dans le champ de la psychiatrie et de la neurologie, la notion de « trouble psychomoteur » demeure une notion controversée qui suscite des discussions au sein même de la communauté scientifique et des praticiens de la psychomotricité.
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Ces dernières années ont vu se développer, avec l’avancée extraordinaire des neurosciences et des thérapies cognitivo-comportementales, une conception neuro-développementale des troubles psychomoteurs importée pour l’essentiel des pays anglo-saxons dont elle tire la plupart de ses références. Cette conception qui s’inscrit dans un mouvement plus général qui traverse tout le champ de la psychiatrie et de la psychologie, propose une lecture des troubles psychomoteurs et des thérapeutiques psychomotrices sensiblement différente des perspectives dynamiques héritières d’une longue tradition psychiatrique française représentée pour les psychomotriciens par la figure emblématique de J. de Ajuriaguerra.
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C’est en effet dans le contexte historique des années 50 marqué en France par un courant humaniste et la séparation de la neurologie et de la psychiatrie que la notion de trouble psychomoteur, apparaît et se construit sous la férule bienveillante de Julian de Ajuriaguerra et de toute une psychiatrie française intéressée par les expressions du corps.
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Actuellement, l’exigence d’une perspective dynamique en psychomotricité (R. Mises) -1- ne semble plus être partagée par l’ensemble des professionnels et apparaît même ouvertement remise en cause par une approche neuro-développementale qui dans sa conception la plus « fondamentaliste » considère que le déficit neurocognitif apporte une explication nécessaire et suffisante aux troubles psychomoteurs.
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Cette lecture « fondamentaliste » des apports récents des neurosciences dans le champ de la psychomotricité a eu pour effet pervers de renforcer les réductionnismes de tout bord et de susciter des tensions et controverses au sein même de la communauté des psychomotriciens.
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Ne nous y trompons pas, au-delà des enjeux théoriques que soulève ce questionnement, c’est toute la démarche thérapeutique en psychomotricité qui se trouve orientée par la manière dont on pense le trouble psychomoteur.
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« Si l’on veut dépasser les contradictions entre ce qui est d’ordre biologique et ce qui relève du psychologique, ou encore entre le psychologique et le sociologique, il faut étudier l’homme dès le commencement… (J de Ajuriaguerra) -2-»
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Dès sa thèse consacrée à la douleur, Ajuriaguerra souligne, derrière les bases neurales qu’il ne méconnaît pas, le rôle actif de l’individu « sujet de la maladie qu’il subit ».
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Comme le note fort justement F. Joly, la notion de trouble psychomoteur est créée dans un même mouvement et un même temps que celles d’organisation psychomotrice et de thérapeutiques psychomotrices. L’organisation psychomotrice ne peut dès lors se comprendre que dans une perspective développementale qui prend en compte l’histoire des fonctions, de leurs investissements ou de leurs avatars.
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Cette dimension historique s’éloigne d’une conception sémiologique qui vise à recueillir et classifier un ensemble de signe et ouvre la voie à une dimension psychopathologique du trouble psychomoteur qui vise à tenir compte de la manière dont le sujet intègre un vécu expériencé qui trouve un équilibre dans la confrontation entre ce qui est imposé et ce qui est choisi.
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Interroger les troubles psychomoteurs au regard des classifications, c’est avoir une perspective d’ensemble de la manière dont la communauté médicale et scientifique se représente ces troubles.
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Dans la classification française des troubles mentaux (CFTMEA) la catégorie des troubles psychomoteurs y est largement représentée en sous-catégorie des troubles du développement et des fonctions instrumentales prolongeant l’héritage de l’école française de psychomotricité fondée par J de Ajuriaguerra. On y retrouve l’ensemble des troubles psychomoteurs bien connus des psychomotriciens à l’exception notoire de l’instabilité psychomotrice autrefois classée dans cette rubrique et qui rejoint la catégorie des troubles comportementaux sous le vocable de « trouble hyperkinétique ». La relégation de cette symptomatologie dans le champ des troubles des conduites et du comportement marque l’influence des travaux anglo-saxons et la perte constatée, au fil des traités de psychiatrie, de l’influence de l’école française de psychomotricité.
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Les troubles psychomoteurs : un trouble spécifiquement français ?

Si les classifications diagnostiques proposent une sémiologie à défaut d’une étiopathogénie, le moins que l’on puisse dire est que les classifications internationales telles que le DSM4 R et la CIM 10 ne laissent que peu de place à la catégorie des troubles psychomoteurs
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La recherche de causes des troubles psychomoteurs et des processus de leur apparition et développement est certainement une des questions les plus controversées.
Dans sa définition princeps, J. de Ajuriaguerra après avoir spécifié les troubles psychomoteurs au regard des troubles neurologiques en lien avec la problématique de l’époque « les syndromes psychomoteurs ne répondent pas à une lésion en foyer » en souligne le double ancrage corporel et psychique : « liés aux affects mais attaché au soma par leur fluence à travers la voie finale commune, ils ne présentent pas pour cela uniquement les dérèglements d’un système défini ».
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Cette définition, que tous les psychomotriciens connaissent bien, n’en demeure pas moins énigmatique. Elle ne nous dit rien réellement de l’étiopathogénie de ces troubles mais a au moins le mérite de refuser de céder à toute tentative réductionniste, ce que traduit la formulation en « plus ou moins ».
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En dépit des annonces faites ici et là, des travaux qui par exemple soulignent telle perturbation du cervelet pour expliquer tel trouble psychomoteur, il n’existe pour aucune catégorie des troubles psychomoteurs de marqueurs biologiques fiables.
Le trouble psychomoteur ne constitue pas une maladie. Non identifiable par des marqueurs biologiques spécifiques, leur reconnaissance, repérage, ne repose que sur un consensus clinique des différents spécialistes en la matière. De plus ce consensus n’est pas une mesure objectivable et indépendante du contexte social, culturel dans lequel il est créé
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Les troubles psychomoteurs, à l’instar des troubles psychiatriques demeurent des constellations mouvantes qui ne renvoient aucunement à une entité nosographique valide. Il est probable que pour longtemps encore la clinique demeure la seule voie possible d’investigation de ces troubles. La recherche effrénée d’une inscription somatique des troubles psychomoteurs est certes légitime mais occulte à notre sens la nature d’un trouble qui ne se réduit pas à la seule question de l’intégrité de l’organisme.
Dans tous les cas de figure, les éléments constitutionnels qu’ils soient génétiques ou neurodéveloppementaux ne constituent pas en soi des facteurs étiologiques mais plutôt des facteurs de vulnérabilité qui, associés à des facteurs psycho-socio-environnementaux pourraient favoriser l’expression symptomatique du trouble. Il y a loin d’une simple vulnérabilité génétique à la question d’un déterminisme génétique linéaire de la même manière qu’il y a loin d’un dysfonctionnement de l’organisme à un trouble psychomoteur observable. Rappelons qu’une corrélation statistique ne signifie pas un lien
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L’idéologie rattrape le chercheur le plus sérieux et lui fait quitter les limites de la scientificité de son discours. Tout le monde semble soutenir l’évidente multi factorialité des troubles psychomoteurs mais in fine évoque leur essence soit neuropathique soit psychogénétique selon l’idéologie dominante sous-jacente. La multi factorialité évoquée demeure une posture de façade qui résiste mal à l’analyse des discours qui l’accompagne. La notion de multi factorialité pour être comprise nécessite une pensée complexe dont le principe même d’indécision quant à la nature réelle de l’étiologie des troubles n’est souvent pas pris en compte par les discours théoriques qui guident les thérapeutiques.
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Ajuriaguerra inscrit les troubles psychomoteurs dans une perspective développementale qui prend en compte l’histoire des fonctions, de leurs investissements ou de leurs avatars. Cette double inscription nous apparaît fondatrice de ce que nous nommons la perspective psychodynamique.
Dans cette perspective la sémiologie singulière des troubles psychomoteurs (les fameux « signes doux ») tels qu’ils peuvent être objectivés par les bilans et autres grilles d’observations ne suffit pas à leur compréhension. Encore faut-il que le clinicien puisse comprendre ces signes au regard de la relation du sujet à soi, aux objets, à sa corporéité et à l’autre.
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A. Bullinger (1997) -3- et M. Berger (1996) -4- font le même constat : si l’enfant apprend d’abord avec son corps, pris dans la dynamique des premières relations parents/enfant, les aspects archaïques des processus de pensée qui ont pour source les premiers soins, le bain relationnel et les représentations parentales, se structurent à travers le développement corporel et la mise en place de l’instrumentalisation psychomotrice. Ces processus sont souvent à l’origine de troubles des apprentissages présents en parallèle à la psychopathologie de l’enfant ou de l’adolescent.
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Cela nous amène à postuler qu’il n’existe pas en ce domaine de prééminence de la psyché sur le soma. Certes cela n’implique pas que l’inconscient freudien ne joue pas ce rôle prépondérant que la psychanalyse lui reconnaît, mais souligne que la logique du « corps instrumental » n’est pas superposable à la logique de l’inconscient. Il faut, sur ce point, accepter une nécessaire complexité des processus à l’oeuvre et reconnaître la multi factorialité étiopathogénique des troubles psychomoteurs.
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Pour conclure…

Les perspectives neurodéveloppementale et psychodynamiques des troubles psychomoteurs répondent à des conceptions très différentes de la pathologie, du soin et du sujet. L’approche neurodéveloppementale en raison de ses fondements organogénétiques exclusifs écarte toute prise en compte de la dimension intersubjective des troubles. C’est à ce prix qu’il lui est possible de traiter le trouble psychomoteur au même titre que toute affection somatique. Il est mesuré, quantifié, traité comme un objet extérieur au sujet dans un souci d’objectivité qui, poussé à l’extrême, en oublie parfois le sujet même dont il est censé prendre soin. Cette idéo-logique, comme nous le voyons déjà, s’accompagne de mises en place de protocoles, de soins préétablis qui trouvent un écho positif dans la gestion de la santé publique.
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Les risques d’une telle entreprise sont évidemment que la clinique et le sujet soient évincés de cette nouvelle forme de contractualisation où le clinicien serait transformé en exécutant des protocoles validés par des chercheurs éloignés du terrain.
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Dans la perspective critique qui est la nôtre, il s’agit d’établir le primat du terrain, c’est-à-dire, en l’occurrence, de prendre en compte les éléments de la rencontre avec un sujet qui possède également un savoir sur le trouble qui l’amène à consulter. La question posée est alors celle de l’analyse, la description et la compréhension des conduites de soin en situation réelle. C’est sur ce point que les démarches de recherches cliniques en psychomotricité doivent se développer, en renonçant à considérer les pratiques psychomotrices comme l’exécution plus ou moins dégradée de conduites idéales issues d’un savoir plus fondamental.
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Pour caractériser cette forme spécifique de « savoir-faire » du thérapeute, propre à l’art du marin comme à celui de l’artisan ou du médecin, et qui ne se prête à aucune mesure précise, les Grecs anciens utilisaient le terme de mètis en référence à la déesse du même nom.
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Nous le voyons déjà sur la question du bilan, dans un mariage forcé plus que désiré, la tentation est grande pour la profession de céder aux sirènes d’une observation exclusivement quantifiable. A nier la mètis, autrement dit le facteur humain, on court le risque que l’art complexe du clinicien se réduise à sa plus simple expression : un chiffre.

 

-1- L’exigence d’une perspective dynamique en psychomotricité, neuropsychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, Mai 2007, vol.55, n°2.
-2- Ajuriaguerra J, Bulletin de Psychologie, 1981, 391 (42) 658 et (43) 690.
-3- BULLINGER A., (1997), Cognition et corps, Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, 45, (11-12), 652-657.
-4- BERGER M., (1996), Les troubles du développement cognitif, Paris, Dunod, 2° édition.